Aller au contenu

13/10/1896 – Trombe marine meurtrière ?

    Le mois d’octobre 1896, tout comme le mois de septembre qui a précédé, est particulièrement pluvieux en Belgique. La plupart des stations dépassent les 150 mm, avec comme maximum 267 mm à Libramont en province de Luxembourg.

    Le mois est également très orageux, avec 12 jours d’orages, essentiellement dans l’ouest du pays. Dans la nuit du 12 au 13 septembre, une petite dépression secondaire, centrée entre Ostende et Douvres, provoque des vents violents et donne lieu à une grande agitation de la mer sur tout le littoral belge.

    C’est durant cette nuit que possiblement, une trombe marine se serait formée et aurait causé la mort de quinze marins. Les témoignages des survivants décrivent un très violent coup de vent survenu après la tourmente ainsi que l’aspiration ressentie, décrite comme « venant du fond de la mer ».

    Albert Lancaster décrit la situation : « Après minuit, le vent se leva, mais sans acquérir une violence excessive ; la mer, au contraire, commença à se soulever avec une force inusitée. Vers 2h30 du matin, elle roulait des vagues monstrueuses. Beaucoup de marins ont déclaré ne l’avoir jamais vue si mauvaise. Entre 2h30 et 3h00, la pluie tomba par torrents, suivie d’éclairs et de coups de tonnerre. Le vent changeait constamment de direction : la girouette faisait des rotations complètes. Le maximum d’intensité est atteint entre 2h45 et 3h00. Immédiatement après survint un calme complet de l’air.

    C’est pendant ce moment de calme que deux chalutiers furent mis en pièces par de formidables vagues. Quinze marins périrent. Les réponses des pêcheurs sont curieuses dans leur naïveté. Ils attribuent le phénomène à un mouvement propre à la mer et ayant son origine dans le fond. L’un d’entre eux déclare que le vent semblait sortir du fond de la mer.

    Représentation de l'orage du 13 octobre 1896. Crédit : Frédéric Godefroid©BelgorageReprésentation de l’orage du 13 octobre 1896. Crédit : Frédéric Godefroid©Belgorage

    Ils ne veulent pas admettre qu’ils aient eu affaire à une trombe. Il semble cependant que c’est l’hypothèse la plus admissible, la plus conforme aux faits observés. Ils n’ont pas vu de trombe parce qu’il faisait noir. Les effets du phénomène ont été ressentis à une assez grande distance de la côte : 10 à 12 milles… »

    « Dans le Pas-de-Calais, la mer est très grosse et le vent souffle avec une extrême violence. Tout le Pas-de-Calais et une partie de la Manche sont affectés. Les phénomènes qui ont causé les désastres de la nuit du 12 au 13 octobre nous paraissent donc dus à l’existence d’une petite dépression orageuse accompagnée de coups de vent violents. S’il s’était agi d’une trombe, les effets observés eussent été beaucoup plus localisés. »

    Pendant ce temps, la pluie tombe avec une abondance extraordinaire au littoral : 50,5 mm à Ostende, 46 mm à Heyst, 32,2 mm à Furnes et 23,5 mm à Bruges.

    Il serait intéressant de revenir sur ces faits à l’aune des connaissances actuelles. Nous sommes ici face à une tragédie maritime essentiellement liée à une mer très agitée et nous sommes confrontés à deux affirmations quelques peu contradictoires :

    • « Ils ne veulent pas admettre qu’ils aient eu affaire à une trombe. Il semble cependant que c’est l’hypothèse la plus admissible, la plus conforme aux faits observés. »
    • « S’il s’était agi d’une trombe, les effets observés eussent été beaucoup plus localisés. »

    Avant de pousser l’analyse plus en avant, il est important de prendre connaissance de quelques notions de météo marine.

    Une première notion fondamentale : la différence entre les « vagues » et la « houle ».

    Les vagues sont directement provoquées par le vent. Au gré des irrégularités de ce vent mais aussi de la profondeur de la mer et de la configuration des côtes, ces vagues ont différentes longueurs d’onde qui s’entremêlent.

    On peut dire dans l’ensemble que la hauteur des vagues dépend du fetch. Le fetch est l’étendue de l’influence du vent sur la mer. On peut donc partir du principe qu’un vent qui souffle de la côte vers le large donne un fetch de plus en plus grand au fur et à mesure qu’il s’éloigne de la côte. Un vent qui vient de la mer donne d’office un grand fetch du moment qu’il n’y ait pas :

    – une autre côte pas très loin au large (exemple : l’Angleterre par rapport à Calais et Dunkerque et, dans une moindre mesure, par rapport à La Panne et Coxyde) ;
    – une limitation de l’étendue du champ du vent.

    Exemples applicables à la côte belge :

    – un vent de nord donne un meilleur fetch qu’un vent d’ouest ;
    – une tempête d’hiver donne un meilleur fetch qu’une rafale descendante.

    La houle, quant à elle, est une agitation de la mer liée à un vent qui souffle ailleurs, ou alors qui ne souffle plus ou pas encore. En effet, les vagues dépassent de loin le champ du vent, mais ce sont les ondes longues, donc les vagues longues qui survivent le plus longtemps, pendant que les vagues courtes disparaissent assez vite une fois que le vent cesse d’être présent.

    La houle est donc constituée de vagues longues qui disposent d’une très forte énergie et peuvent être très dévastatrices pour les côtes, mais aussi pour les navires.

    En outre, une mer de vent peut se superposer à la houle, avec des vagues provenant d’une autre direction. Des vagues et une houle qui se croisent  (ou deux houles qui se croisent) de façon perpendiculaire ou presque forment une « mer gaufrée ».

    Exemple de mer gaufrée à la Pointe des Baleines sur l'île de Ré, en France. Cette photo est prise par un temps assez calme. On imagine par temps agité la hauteur que les vagues peuvent dès lors atteindre. Source : Questions2physique.comExemple de mer gaufrée à la Pointe des Baleines sur l’île de Ré, en France. Cette photo est prise par un temps assez calme.
    Dès lors, on imagine par un temps agité la hauteur que les vagues peuvent atteindre.
    Source : Questions2physique.com

    Cependant, selon des recherches très récentes, c’est le croisement des houles à 120° qui est le plus dangereux, celui qui est capable de produire les « monster waves » ou « vagues scélérates ».

    Maintenant, que savons-nous de la nuit du 12 au 13 octobre 1896 ?

    D’abord qu’il a fait trop froid pour la saison, avec à Vlissingen des maxima de 10°C à 11°C tant le 12 que le 13 octobre 1896, et un minimum de 6°C la nuit du 12 au 13 octobre. La température de l’eau, par contre, a été fort proche des normes saisonnières (de l’époque) avec 14°C à 15°C. Selon la réanalyse du NCEP, la température au niveau 850 hPa aurait été proche de 0°C, ce qui signifie que l’existence de trombe(s) marine(s) n’est pas à exclure. Toutefois, au vu de ce qui précède sur le fetch, une trombe marine ne sera jamais responsable de « vagues monstrueuses » telles que décrites dans le texte d’Albert Lancaster.

    Par contre, nous savons par le Met Office anglais qu’un champ venteux de grande étendue, avec des vents constants et assez forts, est en place sur presque toute la Mer du Nord. Seul l’extrême sud, et donc la côte belge, en est épargné. Des vents du nord d’une telle étendue sont rares sur la Mer du Nord. Le fetch est immense et, bien qu’on ne puisse pas parler de véritable tempête, l’étendue du champ venteux est suffisante pour créer des vagues énormes.

    Comme ce vent ne souffle plus le long de la côte belge, on peut parler là d’une houle, c’est-à-dire de la présence de vagues longues et très énergétiques une fois arrivées dans des eaux moins profondes (ralentissement de la vitesse mais augmentation de la hauteur de cette houle).

    En contrepartie, nous avons des rafales convectives très violentes, avec des vagues plutôt courtes qui se superposent à la houle. « Entre 2h30 et 3h00, la pluie tomba par torrents, suivie d’éclairs et de coups de tonnerre. Le vent changeait constamment de direction : la girouette faisait des rotations complètes. » Les observations de Vlissingen, mais aussi les journaux de bord de différents paquebots en route entre Ostende et Douvres nous apprennent que le vent dominant était de sud-ouest le long des côtes belges et zélandaises. La saute de vent vers le nord, observée au large, n’atteindra jamais la côte belge.

    La catastrophe est donc liée à un concours de circonstances donnant la fameuse « mer gaufrée », ou peut-être pire, un croisement des ondes à 120°. Les « monster waves » étaient donc à l’œuvre, tout près du littoral belge !